IX
La Reine Alice

´ «a, alors, c'est magnifique ! ª dit Alice. ´ Jamais je ne me serais attendue ý Ítre Reine si tÙt... Et, pour vous dire la vÈritÈ, Votre MajestÈ ª, ajouta-t-elle d'un ton sÈvËre (elle aimait beaucoup se rÈprimander de ternps en temps), ´ il est impossible de continuer ý vous prÈlasser sur l'herbe comme vous le faites ! il faut que les Reines aient un peu de dignitÈ, voyons ! ª
En consÈquence, elle se leva et se mit ý marcher, assez raidement pour commencer, car elle avait peur que sa couronne ne tomb’t, mais elle se consola en pensant qu'il n'y avait personne pour la regarder. ´ Et d'ailleurs, dit-elle en se rasseyant, si je suis vraiment Reine, je m'en tirerai trËs bien au bout d'un certain temps. ª
Il lui Ètait arrivÈ des choses si Ètranges qu'elle ne fut pas ÈtonnÈe le moins du monde de s'apercevoir que la Reine Rouge et la Reine Blanche Ètaient assises tout prËs d'elle, une de chaque cÙtÈ. Elle aurait bien voulu leur demander comment elles Ètaient venues lý, mais elle craignait que ce ne fšt pas trËs poli. NÈanmoins, elle pensa qu'il n'y aurait aucun mal ý demander si la partie Ètait finie.
- S'il vous plaÓt, commenÁa-t-elle en regardant timidement la Reine Rouge, voudriez-vous m'apprendre...
- Tu ne dois parler que lorsqu'on t'adresse la parole ! dit la Reine Rouge en l'interrompant brutalement.
- Mais si tout le monde suivait cette rËgle, rÈpliqua Alice (toujours prÍte ý entamer une petite discussion), si on ne parlait que lorsqu'une autre personne vous adressait la parole, et si l'autre personne attendait toujours que ce soit vous qui commenciez, alors, voyez-vous, personne ne dirait jamais rien, de sorte que...
- C'est ridicule ! s'exclama la Reine. Voyons, mon enfant, ne vois-tu pas que...
Ici, elle s'interrompit en fronÁant les sourcils puis, aprËs avoir rÈflÈchi une minute, elle changea brusquement de sujet de conversation :
- Pourquoi disais-tu tout ý l'heure : ´ Si je suis vraiment Reine ? ª Quel droit as-tu ý te donner ce titre ? Tu ne peux Ítre Reine avant d'avoir subi l'examen qui convient. Et plus tÙt nous commencerons, mieux Áa vaudra.
- Mais je n'ai fait que dire : ´ Si ª, rÈpondit la pauvre Alice d'un ton piteux.

Les deux Reines s'entre-regardËrent, et la Reine Rouge murmura en frissonnant :
- Elle prÈtend qu'elle n'a fait que dire ´ si ª...
- Mais elle a dit beaucoup plus que cela ! gÈmit la Reine Blanche en se tordant les mains. Oh ! elle a dit beaucoup, beaucoup plus que cela !
- C'est tout ý fait exact, ma petite, fit observer la Reine Rouge ý Alice. Dis toujours la vÈritÈ... rÈflÈchis avant de parler... et Ècris ensuite ce que tu as dit.
- Mais je suis sšre que je ne voulais rien dire.... commenÁa Alice.
La Reine Rouge l'interrompit brusquement :
- C'est justement cela que je te reproche ! Tu aurais dš vouloir dire quelque chose ! A quoi peut bien servir un enfant qui ne veut rien dire ? MÍme une plaisanterie doit vouloir dire quelque chose... et il me semble qu'un enfant est plus important qu'une plaisanterie. Tu ne pourrais pas nier cela, mÍme si tu essayais avec tes deux mains.
- Je ne nie pas les choses avec mes mains, objecta Alice.
- Je n'ai jamais prÈtendu cela, rÈpliqua la Reine Rouge. J'ai dit que tu ne pourrais pas le faire, mÍme si tu essayais.
- Elle est dans un tel Ètat d'esprit, reprit la Reine Blanche, qu'elle veut ý tout prix nier quelque chose... Seulement elle ne sait pas quoi nier.
- Quel dÈtestable caractËre ! s'exclama la Reine Rouge.
AprËs quoi il y eut une ou deux minutes de silence gÍnant.
La Reine Rouge le rompit en disant ý la Reine Blanche :
- Je vous invite au dÓner que donne Alice ce soir.
La Reine Blanche eut un p’le sourire, et rÈpondit :
- Et moi, je vous invite ý mon tour.
- Je ne savais pas que je devais donner un dÓner, dÈclara Alice ; mais, s'il en est ainsi, il me semble que c'est moi qui dois faire les invitations.
- Nous t'en avons donnÈ l'occasion, dÈclara la Reine Rouge, mais sans doute n'as-tu pas pris beaucoup de leÁons de politesse ?
- Ce n'est pas avec des leÁons qu'on apprend la politesse, dit Alice. Les leÁons, c'est pour apprendre ý faire des opÈrations, et des choses de ce genre.
- Sais-tu faire une Addition ? demanda la Reine Blanche. Combien font un plus un plus un plus un plus un plus un plus un plus un plus un plus un ?

- Je ne sais pas, j'ai perdu le compte.
- Elle ne sait pas faire une Addition, dit la Reine Rouge. Sais-tu faire une Soustraction ? Ote neuf de huit.
- Je ne peux pas Ùter neuf de huit, rÈpondit vivement Alice ; mais...
- Elle ne sais pas faire une Soustraction, dÈclara la Reine Blanche. Sais-tu faire une Division ? Divise un pain par un couteau... qu'est-ce que tu obtiens ?
- Je suppose.... commenÁa Alice. Mais la Reine rÈpondit pour elle :
- Des tartines beurrÈes, naturellement. Essaie une autre Soustraction. Ote un os d'un chien : que reste-t-il ?
Alice rÈflÈchit :
- L'os ne resterait pas, bien sšr, si je le prenais... et le chien ne resterait pas, il viendrait me mordre... et je suis sšre que, moi, je ne resterais pas !
- Donc, tu penses qu'il ne resterait rien ? demanda la Reine Rouge.
- Oui, je crois que c'est la RÈponse.
- Tu te trompes, comme d'habitude ; il resterait la patience du chien.
- Mais je ne vois pas comment...
- Voyons, Ècoute-moi ! s'Ècria la Reine Rouge. Le chien perdrait patience, n'est-ce pas ?
- Oui, peut-Ítre, dit Alice prudemment.
- Eh bien, si le chien s'en allait, sa patience resterait ! s'exclama la Reine.
Alice fit alors observer d'un ton aussi sÈrieux que possible :
- Ils pourraient aussi bien s'en aller chacun de leur cÙtÈ.
Mais elle ne put s'empÍcher de penser : ´ Quelles bÍtises nous disons ! ª
- Elle est absolument incapable de faire des opÈrations ! s'exclamËrent les deux Reines en mÍme temps d'une voix forte.
- Et vous, savez-vous faire des opÈrations ? demanda Alice en se tournant brusquement vers la Reine Blanche, car elle n'aimait pas Ítre prise en dÈfaut.
La Reine ouvrit la bouche comme si elle suffoquait, et ferma les yeux.
- Je suis capable de faire une Addition si on me donne assez de temps, dÈclara-t-elle, mais je suis absolument incapable de faire une Soustraction !
- Naturellement, tu sais ton Alphabet ? dit la Reine Rouge.
- Bien sšr que je le sais !
- Moi aussi, murmura la Reine Blanche. Nous le rÈciterons souvent ensemble, ma chËre petite. Et je vais te dire un secret... je sais lire les mots d'une lettre ! N'est-ce pas magnifique ? Mais, ne te dÈcourage pas : tu y arriveras, toi aussi, au bout de quelque temps.
Ici, la Reine Rouge intervint de nouveau.
- Es-tu forte en leÁons de choses ? demanda-t-elle. Comment fait-on le pain ?
- «a, je le sais ! s'Ècria vivement Alice. On prend de la fleur de farine...
- O˜ est-ce qu'on cueille cette fleur ? demanda la Reine Blanche. Dans un jardin, ou sous les haies ?
- Mais, on ne la cueille pas du tout, expliqua Alice ; on la moud...
- Mošt de raisin ou mou de veau ? dit la Reine Blanche. Tu oublie toujours des dÈtails importants.
- Eventons-lui la tÍte ! intervint la Reine Rouge d'une voix anxieuse. Elle va avoir la fiËvre ý force de rÈflÈchir tellement.
Sur quoi, les deux Reines se mirent ý la besogne et l'ÈventËrent avec des poignÈes de feuilles, jusqu'ý ce qu'elle fšt obligÈe de les prier de s'arrÍter, parce que cela lui faisait voler les cheveux dans tous les sens.
- Elle est remise, ý prÈsent, dÈclara la Reine Rouge. Connais-tu les Langues EtrangËres ? Comment dit-on ´ Turlututu ª en allemand ?
- ´ Turlututu ª n'est pas un mot anglais, rÈpondit Alice trËs sÈrieusement.
- Qui a dit que c'en Ètait un ? demanda la Reine Rouge.
Alice crut avoir trouvÈ un moyen de se tirer d'embarras :
- Si vous me dites ý quelle langue appartient le mot ´ turlututu ª, je vous dirai comment il se dit en allemand ! s'exclama-t-elle d'un ton de triomphe.
Mais la Reine Rouge se redressa rapidement de toute sa hauteur en dÈclarant :
- Les Reines ne font jamais de marchÈ.
´ Je voudrais bien que les Reines ne posent jamais de questions ª, pensa Alice.
- Ne nous disputons pas, dit la Reine Blanche d'une voix anxieuse. Quelle est la cause de l'Èclair ?
- La cause de l'Èclair, commenÁa Alice d'un ton dÈcidÈ, car elle se sentait trËs sšre d'elle, c'est le tonnerre... Non, non ! ajouta-t-elle vivement pour se corriger, je voulais dire le contraire.
- Trop tard, dÈclara la Reine Rouge ; une fois que tu as dit quelque chose, c'est dÈfinitif, et il faut que tu en subisses les consÈquences.
- Cela me rappelle..., commenÁa la Reine Blanche en baissant les yeux et en croisant et dÈcroisant les mains nerveusement, que nous avons eu un orage Èpouvantable mardi dernier... je veux dire pendant un de nos derniers groupes de mardis.
- Dans mon pays ý moi, fit observer Alice, il n'y a qu'un jour ý la fois.
La Reine Rouge rÈpondit :
- Voilý une faÁon bien mesquine de faire les choses. Ici, vois-tu, les jours et les nuits vont par deux ou par trois ý la fois ; et mÍme, en hiver, il nous arrive d'avoir cinq nuits de suite... pour avoir plus chaud, vois-tu.
- Est-ce que cinq nuits sont plus chaudes ? se risqua ý demander Alice.
- Bien sšr, cinq fois plus chaudes.
- Mais, en ce cas, elles devraient Ítre aussi cinq fois plus froides...
- Tout ý fait exact ! s'Ècria la Reine Rouge. Cinq fois plus chaudes, et aussi cinq fois plus froides ; de mÍme que je suis cinq fois plus riche que toi, et aussi cinq fois plus intelligente !

Alice soupira, et renonÁa ý continuer la discussion. ´ «a ressemble tout ý fait ý une devinette qui n'aurait pas de rÈponse ! ª pensa-t-elle.
- Le Gros Coco l'a entendu, lui aussi, continua la Reine Blanche ý voix basse, comme si elle se parlait ý elle-mÍme. Il est venu ý la porte un tire-bouchon ý la main...
- Pourquoi faire ? demanda la Reine Rouge.
- Il a dit qu'il voulait entrer ý toute force parce qu'il cherchait un hippopotame. Or, il se trouvait qu'il n'y avait rien de pareil dans la maison ce matin-lý.
- Y a-t-il des hippopotames chez vous d'habitude ? demanda Alice d'un ton surpris.
- Ma foi, le jeudi seulement, rÈpondit la Reine.
- Je sais pourquoi le Gros Coco est venu vous voir, dit Alice. Il voulait punir les poissons, parce que...
A ce moment, la Reine Blanche reprit :
- Tu ne peux pas t'imaginer quel orage effroyable Á'a ÈtÈ ! Le vent a arrachÈ une partie du toit, et il est entrÈ un gros morceau de tonnerre... qui s'est mis ý rouler dans toute la piËce... et ý renverser les tables et les objets !... J'ai eu si peur que j'Ètais incapable de me rappeler mon nom !
´ Jamais je n'essaierais de me rappeler mon nom au milieu d'un accident ! A quoi cela pourrait-il bien servir ? ª pensa Alice ; mais elle se garda bien de dire cela ý haute voix, de peur de froisser la pauvre Reine.
- Que Votre MajestÈ veuille bien l'excuser, dit la Reine Rouge ý Alice, en prenant une des mains de la Reine Blanche dans les siennes et en la tapotant doucement. Elle est pleine de bonne volontÈ, mais, en gÈnÈral, elle ne peut s'empÍcher de raconter des bÍtises.
La Reine Blanche regarda timidement Alice ; celle-ci sentit qu'elle devait absolument dire quelque chose de gentil, mais elle ne put rien trouver.
- Elle n'a jamais ÈtÈ trËs bien ÈlevÈe, continua la Reine Rouge. Pourtant elle a un caractËre d'une douceur angÈlique ! Tapote-lui la tÍte, et tu verras comme elle sera contente !
Mais Alice n'eut pas ce courage.
- Il suffit de lui tÈmoigner un peu de bontÈ et de lui mettre les cheveux en papillotes, pour faire d'elle tout ce qu'on veut...
La Reine Blanche poussa un profond soupir et posa sa tÍte sur l'Èpaule d'Alice.
- J'ai terriblement sommeil ! gÈmit-elle.
- La pauvre, elle est fatiguÈe ! s'exclama la Reine Rouge. Lisse-lui les cheveux... prÍte-lui ton bonnet de nuit... et chante-lui une berceuse.
- Je n'ai pas de bonnet de nuit sur moi, dit Alice en essayant d'obÈir ý la premiËre partie de ces instructions, et je ne connais pas de berceuse.
- En ce cas, je vais en chanter une moi-mÍme, dÈclara la Reine Rouge.
Et elle commenÁa en ces termes :

Reine, faites dodo sur les genoux d'Alice.
Avant de vous asseoir ý table avec dÈlice ;
Le repas terminÈ, nous partirons au bal,
Et danserons avec un plaisir sans Ègal !

- Maintenant que tu connais les paroles, ajouta-t-elle en posant sa tÍte sur l'autre Èpaule d'Alice, chante-la moi, ý mon tour, car, moi aussi, j'ai trËs sommeil.
Un instant plus tard les deux Reines dormaient profondÈment et ronflaient tant qu'elles pouvaient.
´ Que dois-je faire ? ª s'exclama Alice, en regardant autour d'elle d'un air perplexe, tandis que l'une des deux tÍtes rondes, puis l'autre, roulaient de ses Èpaules pour tomber comme deux lourdes masses sur ses genoux. ´ Je crois qu'il n'est jamais arrivÈ ý personne d'avoir ý prendre soin de deux Reines endormies en mÍme temps ! Non, jamais, dans toute l'histoire d'Angleterre... D'ailleurs, Áa n'aurait pas pu arriver, puisqu'il n'y a jamais eu plus d'une Reine ý la fois... RÈveillez-vous donc, vous autres !... Ce qu'elles sont lourdes ! ª continua-t-elle d'un ton impatientÈ. Mais elle n'obtint pas d'autre rÈponse qu'un lÈger ronflement.
Peu ý peu, le ronflement devint de plus en plus net et ressembla de plus en plus ý un air de musique. Finalement, elle parvint mÍme ý distinguer des mots, et elle se mit ý Ècouter si attentivement que, lorsque les deux grosses tÍtes s'Èvanouirent brusquement de sur ses genoux, c'est tout juste si elle s'en aperÁut.
Elle se trouvait ý prÈsent debout devant un porche voštÈ. Au-dessus de la porte se trouvaient les mots : REINE ALICE en grosses lettres, et, de chaque cÙtÈ, il y avait une poignÈe de sonnette ; l'une Ètait marquÈe : ´ Sonnette des Visiteurs ª, l'autre : ´ Sonnette des Domestiques ª.
´ Je vais attendre la fin de la chanson, pensa Alice, et puis je tirerai la... la... Mais, au fait, quelle sonnette faut-il que je tire ? ª continua-t-elle, fort intriguÈe. ´ Je ne suis pas une visiteuse et je ne suis pas une domestique. Il devrait y avoir une poignÈe de sonnette marquÈe ´ Reine ª...
Juste ý ce moment, la porte s'entreb’illa lÈgËrement. Une crÈature pourvue d'un long bec passa la tÍte par l'ouverture, dit : ´ DÈfense d'entrer avant deux semaines ! ª puis referma la porte avec fracas.
Alice frappa et sonna en vain pendant longtemps. A la fin, une trËs vieille grenouille assise sous un arbre se leva et vint vers elle en clopinant ; elle portait un habit d'un jaune Èclatant et d'Ènormes bottes.
- Quoi que vous voulez ? murmura la Grenouille d'une voix grave et enrouÈe.
Alice se retourna, prÍte ý rÈprimander la premiËre personne qui se prÈsenterait.
- O˜ est le domestique chargÈ de rÈpondre ý cette porte ? commenÁa-t-elle.
- Quelle porte ? demanda la Grenouille.
Elle parlait si lentement, d'une voix si traÓnante, qu'Alice, toute irritÈe, faillit frapper du pied sur le sol.
- Cette porte-lý, bien sšr !

La Grenouille regarda la porte de ses grands yeux ternes pendant une bonne minute ; puis elle s'en approcha et la frotta de son pouce comme pour voir si la peinture s'en dÈtacherait ; puis, elle regarda Alice.
- RÈpondre ý la porte ? dit-elle. Quoi c'est-y qu'elle a demandÈ ? (Elle Ètait si enrouÈe que c'est tout juste si la fillette pouvait l'entendre.)
- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, dÈclara Alice.
- Ben, quoi, j'vous cause pas en chinois, pas ? continua la Grenouille. Ou c'est-y, des fois, qu'vous seriez sourde ? Quoi qu'elle vous a demandÈ, c'te porte ?
- Rien ! s'Ècria Alice, impatientÈe. Voilý un moment que je tape dessus !
- Faut pas faire Áa... faut pas, murmura la Grenouille. Parce que Áa la contrarie, pour sšr.
Lý-dessus, elle se leva et alla donner ý la porte un grand coup de pied.
- Faut lui ficher la paix, dit-elle, toute haletante, en regagnant son arbre clopin-clopant ; et alors, elle vous fichera la paix ý vous.
A ce moment la porte s'ouvrit toute grande, et on entendit une voix aiguÎ qui chantait :

Au peuple du Miroir Alice a dÈclarÈ
: ´ Je tiens le sceptre en main, j'ai le chef couronnÈ,
Asseyez-vous ý table, Ù sujets du Miroir ;
Les deux Reines et moi vous invitons ce soir ! ª

Puis des centaines de voix entonnËrent en choeur le refrain :

Qu'on emplisse les verres, au bruit des chansons !
Qu'on saupoudre la table et de terre et de son !
Mettez des chats dans l'huile et des rats dans le thÈ.
Vingt fois deux fois bienvenue Votre MajestÈ 1

On entendit ensuite des acclamations confuses, et Alice pensa : ´ Vingt fois deux font quarante. Je me demande si quelqu'un tient le compte des acclamations. ª
Au bout d'une minute, le silence se rÈtablit, et la mÍme voix aiguÎ chanta un second couplet :

´ Ô sujets du Miroir, dit Alice, approchez !
C'est un trËs grand honneur que de me contempler.
Ainsi que de manger et de boire ý la fois,
Avec les Reines Rouge et Blanche et avec moi ! ª

Qu'on emplisse les verres avec du goudron,
Ou avec tout ce qui pourra paraÓtre bon ;
MÍlez du sable au vin, de la laine au poirÈ...
Cent fois dix fois bienvenue Votre MajestÈ !

´ Cent fois dix ! rÈpÈta Alice, dÈsespÈrÈe. Oh, mais Áa n'en finira jamais ! Il vaut mieux que j'entre tout de suite. ª
Lý-dessus, elle entra, et, dËs qu'elle fut entrÈe, un silence de mort rÈgna.
Alice jeta un coup d'oeil craintif sur la table tout en traversant la grand-salle, et elle remarqua qu'il y avait environ cinquante invitÈs de toute espËce : certains Ètaient des animaux, d'autres, des oiseaux ; il y avait mÍme quelques fleurs. ´ Je suis bien contente qu'ils soient venus sans attendre que je le leur demande, pensa-t-elle, car je n'aurais jamais su qui il fallait inviter ! ª
Trois chaises se trouvaient au haut bout de la table ; la Reine Rouge et la Reine Blanche en occupaient chacune une, mais celle du milieu Ètait vide. Alice s'assit, un peu gÍnÈe par le silence, puis elle attendit impatiemment que quelqu'un prÓt la parole.

Finalement, la Reine Rouge commenÁa :
- Tu as manquÈ la soupe et le poisson, dit-elle. Qu'on serve le gigot !
Et les domestiques placËrent un gigot de mouton devant Alice, qui le regarda d'un air anxieux car elle n'en avait jamais dÈcoupÈ auparavant.
- Tu as l'air un peu intimidÈe, permets-moi de te prÈsenter ý ce gigot de mouton, dit la Reine Rouge. Alice... Mouton ; Mouton... Alice.
Le gigot de mouton se leva dans le plat et s'inclina devant Alice, qui lui rendit son salut en se demandant si elle devait rire ou avoir peur.
- Puis-je vous en donner une tranche ? demanda-t-elle en saisissant le couteau et la fourchette, et en regardant d'abord une Reine, puis l'autre.
- Certainement pas, rÈpondit la Reine Rouge d'un ton pÈremptoire. Il est contraire ý l'Ètiquette de dÈcouper quelqu'un ý qui l'on a ÈtÈ prÈsentÈ. Qu'on enlËve le gigot !
Les domestiques le retirËrent et apportËrent ý la place un Ènorme plum-pudding.
- S'il vous plaÓt, je ne veux pas Ítre prÈsentÈe au pudding, dit Alice vivement ; sans quoi nous n'aurons pas de dÓner du tout. Puis-je vous en donner un morceau ?
Mais la Reine Rouge prit un air maussade et grommela :
- Pudding... Alice ; Alice... Pudding. Qu'on enlËve le pudding !
Et les domestiques l'enlevËrent avant qu'Alice ešt le temps de lui rendre son salut.
NÈanmoins, comme elle ne voyait pas pourquoi la Reine Rouge serait la seule ý donner des ordres, elle dÈcida de tenter une expÈrience et s'Ècria :
- Qu'on rapporte le pudding !
AussitÙt le pudding se trouva de nouveau devant elle, comme par un tour de prestidigitation. Il Ètait si gros qu'elle ne put s'empÍcher de se sentir un peu intimidÈe devant lui comme elle l'avait ÈtÈ devant le gigot de mouton. NÈanmoins, elle fit un grand effort pour surmonter sa timiditÈ et tendit un morceau de pudding ý la Reine Rouge.
- Quelle impertinence ! s'exclama le pudding. Je me demande ce que tu dirais si je coupais une tranche de toi, espËce de crÈature !
Alice resta ý le regarder, la bouche ouverte.
- Dis quelque chose, fit observer la Reine Rouge. C'est ridicule de laisser le pudding faire tous les frais de la conversation !
- Je vais vous dire quelque chose, commenÁa Alice, un peu effrayÈe de constater que, dËs qu'elle eut ouvert la bouche, il se fit un silence de mort tandis que tous les yeux se fixaient sur elle. On m'a rÈcitÈ des quantitÈs de poÈsies aujourd'hui, et ce qu'il y a de curieux, c'est que, dans chaque poÈsie, il Ètait plus ou moins question de poissons. Savez-vous pourquoi on aime tant les poissons dans ce pays ?
Elle s'adressait ý la Reine Rouge, qui rÈpondit un peu ý cÙtÈ de la question.
- A propos de poissons, dÈclara-t-elle trËs lentement et solennellement en mettant sa bouche tout prËs de l'oreille d'Alice. Sa MajestÈ Blanche connaÓt une devinette dÈlicieuse... toute en vers... et o˜ il n'est question que de poissons. Veux-tu qu'elle te la dise ?
- Sa MajestÈ Rouge est trop bonne de parler de cela, murmura la Reine Blanche ý l'autre oreille d'Alice, d'une voix aussi douce que le roucoulement d'un pigeon. Ce serait un si grand plaisir pour moi. Puis-je dire ma devinette ?
- Je vous en prie, dit Alice trËs poliment.
La Reine Blanche eut un rire ravi et tapota la joue de la fillette. Puis elle commenÁa :

´ D'abord, faut prendre le poisson. ª
Cíest facile : un enfant je crois, pourrait le prendre.
´ Puis, faut l'acheter, mon garÁon. ª
Cíest facile : ý deux sous on voudra me le vendre.

´ Cuisez le poisson ý prÈsent ! ª
Cíest facile : il cuira en moins d'une minute.
´ Mettez le dans un plat d'argent ! ª
C'est facile, ma foi ; jíy arrive sans lutte.

´ Que le plat me soit apportÈ ! ª
C'est facile de mettre le plat sur la table.
´ Que le couvercle soit ÙtÈ ! ª
Ah ! c'est trop dur, et j'en suis incapable !

Car le poisson le tient collÈ,
Le tient collÈ au plat, la chose parait nette ;
Lequel des deux est plus aisÈ :
DÈcouvrir le poisson ou bien la devinette ?

- RÈflÈchis une minute et puis devine, dit la Reine Rouge. En attendant, nous allons boire ý ta santÈ... A la santÈ de la Reine Alice ! hurla-t-elle de toutes ses forces.
Tous les invitÈs se mirent immÈdiatement ý boire a sa santÈ. Ils s'y prirent d'une faÁon trËs bizarre : certains posËrent leur verre renversÈ sur leur tÍte, comme un Èteignoir, et avalËrent tout ce qui dÈgoulinait sur leur visage... d'autres renversËrent les carafes et burent le vin qui coulait des bords de la table... et trois d'entre eux (qui ressemblaient ý des kangourous) grimpËrent dans le plat du gigot et se mirent ý laper la sauce, ´ exactement comme des cochons dans une auge ª, pensa Alice.
- Tu devrais remercier par un discours bien tournÈ, dÈclara la Reine Rouge en regardant Alice, les sourcils froncÈs.
- Il faut que nous te soutenions, murmura la Reine Blanche au moment o˜ Alice se levait trËs docilement, mais avec une certaine apprÈhension, pour prendre la parole.
- Je vous remercie beaucoup, rÈpondit Alice ý voix basse ; mais je n'ai pas du tout besoin d'Ítre soutenue.
- Impossible ; cela ne se fait pas, dit la Reine Rouge d'un ton pÈremptoire.
Et Alice essaya de se soumettre de bonne gr’ce ý cette cÈrÈmonie.
(´ Elles me serraient si fort, dit-elle plus tard, en racontant ý sa soeur l'histoire du festin, qu'on aurait cru qu'elles voulaient m'aplatir comme une galette ! ª)
En fait, il lui fut trËs difficile de rester ý sa place pendant qu'elle s'apprÍtait ý faire son discours : les deux Reines la poussaient tellement, chacune de son cÙtÈ, qu'elles faillirent la projeter dans les airs.
- Je me lËve pour remercier..., commenÁa-t-elle.
Et elle se leva en effet plus qu'elle ne s'y attendait, car elle monta de quelques centimËtres au-dessus du plancher ; mais elle s'accrocha au bord de la table et parvint ý redescendre.
- Prends garde ý toi ! cria la Reine Blanche, en lui saisissant les cheveux ý deux mains. Il va se passer quelque chose !
A ce moment (du moins c'est ce qu'Alice raconta par la suite), toutes sortes de choses se passËrent ý la fois. Les bougies montËrent jusqu'au plafond, o˜ elles prirent l'aspect de joncs surmontÈs d'un feu d'artifice. Quant aux bouteilles, chacune d'elles s'empara d'une paire d'assiettes qu'elles s'ajustËrent en maniËre d'ailes ; puis, aprËs s'Ítre munies de fourchettes en guise de pattes, elles se mirent ý voleter dans tous les sens.
´ Et elles ressemblent Ètonnamment ý des oiseaux, ª pensa Alice, au milieu de l'effroyable dÈsordre qui commenÁait.
Brusquement, elle entendit un rire enrouÈ ý cÙtÈ d'elle. Elle se retourna pour voir ce qu'avait la Reine Blanche ý rire de la sorte ; mais, au lieu de la Reine, c'Ètait le gigot qui se trouvait sur la chaise...
´ Me voici ! ª cria une voix qui venait de la soupiËre, et Alice se retourna de nouveau juste ý temps pour voir le large et affable visage de la Reine lui sourire, l'espace d'une seconde, au-dessus du bord de la soupiËre, avant de disparaÓtre dans la soupe.
Il n'y avait pas une minute ý perdre. DÈjý plusieurs des invitÈs gisaient dans les plats, et la louche marchait sur la table dans la direction d'Alice, en lui faisant signe de s'Ècarter de son chemin.
- Je ne peux plus supporter Áa ! s'Ècia-t-elle en saisissant la nappe ý deux mains.
Elle tira un bon coup, et assiettes, plats, invitÈs, bougies, s'ÈcroulËrent avec fracas sur le plancher.
- Quant ý vous, continua-t-elle, en se tournant d'un air furieux vers la Reine Rouge qu'elle jugeait Ítre la cause de tout le mal...
Mais la Reine n'Ètait plus ý cÙtÈ d'Alice... Elle avait brusquement rapetissÈ jusqu'ý la taille d'une petite poupÈe, et elle se trouvait ý prÈsent sur la table, en train de courir joyeusement en cercles ý la poursuite de son ch’le qui flottait derriËre elle.
A tout autre moment, Alice en aurait ÈtÈ surprise ; mais elle Ètait beaucoup trop surexcitÈe pour s'Ètonner de quoi que ce fšt.
- Quant ý vous, rÈpÈta-t-elle, en saisissant la petiten crÈature au moment prÈcis o˜ elle sautait par-dessus une bouteille qui venait de se poser sur la table, je vais vous secouer jusqu'a ce que vous vous transformiez en chatte, vous n'y couperez pas !


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