VIII
´ C'est de mon invention ª

Au bout d'un moment, le bruit sembla dÈcroÓtre peu ý peu. BientÙt, un silence de mort rÈgna, et Alice releva la tÍte, non sans inquiÈtude. Ne voyant personne autour d'elle, elle crut d'abord que le Lion, la Licorne et les bizarres Messagers anglo-saxons, n'Ètaient qu'un rÍve. Mais ý ses pieds se trouvait le grand plat sur lequel elle avait essayÈ de couper le g’teau. ´ Donc, ce n'est pas un rÍve, pensa-t-elle, ý moins que... ý moins que nous ne fassions tous partie d'un mÍme rÍve. Seulement, dans ce cas, j'espËre que c'est mon rÍve ý moi, et non pas celui du Roi Rouge ! Je n'aimerais pas du tout appartenir au rÍve d'une autre personne, continua-t-elle d'un ton plaintif ; j'ai trËs envie d'aller le rÈveiller pour voir ce qui se passera ! ª
A ce moment, elle fut interrompue dans ses rÈflexions par un grand cri de : ´ Holý! Holý ! Echec ! ª, et un Cavalier recouvert d'une armure cramoisie arriva droit sur elle au galop, en brandissant un gros gourdin. Juste au moment o˜ il allait l'atteindre, le cheval s'arrÍta brusquement.
- Tu es ma prisonniËre ! cria le Cavalier, en dÈgringolant ý bas de sa monture.

MalgrÈ son effroi et sa surprise, Alice eut plus peur pour lui que pour elle sur le moment, et elle le regarda avec une certaine anxiÈtÈ tandis qu'il se remettait en selle. DËs qu'il fut confortablement assis, il commenÁa ý dire une deuxiËme fois : ´ Tu es ma pri... ª, mais il fut interrompu par une autre voix qui criait : ´ Holý ! Holý ! Echec ! ª et Alice, assez surprise, se retourna pour voir qui Ètait ce nouvel ennemi.

Cette fois-ci, c'Ètait un Cavalier Blanc. Il s’arrÍta tout prËs d'Alice, et dÈgringola de son cheval exactement comme le Cavalier Rouge ; puis, il se remit en selle, et les deux Cavaliers restËrent ý se dÈvisager sans mot dire, tandis qu'Alice les regardait tour ý tour d'un air effarÈ.
- C'est ma prisonniËre ý moi, ne l'oublie pas ! dÈclara enfin le Cavalier Rouge.
- D'accord ; mais moi, je suis venu ý son secours, et je l'ai dÈlivrÈe ! rÈpliqua le Cavalier Blanc.
- En ce cas nous allons nous battre pour savoir ý qui elle sera, dit le Cavalier Rouge en prenant son casque (qui Ètait pendu ý sa selle et ressemblait assez ý une tÍte de cheval) et en s'en coiffant.
- Naturellement, tu observeras les RËgles du Combat ? demanda le Cavalier Blanc, en mettant son casque ý son tour.
- Je n'y manque jamais, rÈpondit le Cavalier Rouge.

Sur quoi, ils commencËrent ý se cogner avec tant de fureur qu'Alice alla se rÈfugier derriËre un arbre pour se mettre ý l'abri des coups.
´ Je me demande ce que les RËgles du Combat peuvent bien Ítre, pensait-elle, tout en avanÁant timidement la tÍte pour mieux voir la bataille.
On dirait qu'il y a une RËgle qui veut que si un Cavalier touche l'autre il le fait tomber de son cheval, et, s'il le manque, c'est lui-mÍme qui dÈgringole ; on dirait aussi qu'il y a une autre rËgle qui veut qu'ils tiennent leur gourdin avec leur avant-bras, comme Guignol. Quel bruit ils font quand ils dÈgringolent sur un garde-feu ! Et ce que les chevaux sont calmes ! Ils les laissent monter et descendre exactement comme s'ils Ètaient des tables !ª

Une autre RËgle du Combat, qu'Alice n'avait pas remarquÈe, semblait prescrire qu'ils devaient toujours tomber sur la tÍte, et c'est ainsi que la bataille prit fin : tous deux tombËrent sur la tÍte, cÙte ý cÙte. Une fois relevÈs, ils se serrËrent la main ; puis le Cavalier Rouge enfourcha son cheval et partit au galop.
- J'ai remportÈ une glorieuse victoire, n'est-ce pas ? dÈclara le Cavalier Blanc, tout haletant, en s'approchant d'Alice.
- Je ne sais pas, rÈpondit-elle d'un ton de doute. En tout cas, je ne veux Ítre la prisonniËre de personne. Je veux Ítre la Reine.
- Tu le seras quand tu auras franchi le ruisseau suivant, promit le Cavalier Blanc. Je t’accompagnerai jusqu'ý ce que tu sois sortie du bois ; aprËs Áa, vois-tu, il faudra que je m'en revienne. Mon coup ne va pas plus loin.
- Je vous remercie beaucoup, dit Alice. Puis-je vous aider ý Ùter votre casque ?
De toute Èvidence, il aurait ÈtÈ bien incapable de l'Ùter tout seul ; et Alice eut beaucoup de mal ý le retirer en le secouant de toutes ses forces.
- A prÈsent, je respire un peu mieux, dÈclara le Cavalier, qui, aprËs avoir rejetÈ ý deux mains ses longs cheveux en arriËre, tourna vers Alice son visage plein de bontÈ et ses grands yeux trËs doux.
La fillette pensa qu'elle n'avait jamais vu un soldat d'aspect aussi Ètrange. Il Ètait revÍtu d'une armure de fer blanc qui lui allait trËs mal, et il portait, attachÈe sens dessus dessous sur ses Èpaules, une bizarre boÓte de bois blanc dont le couvercle pendait. Alice la regarda avec beaucoup de curiositÈ.
- Je vois que tu admires ma petite boÓte, dit le Cavalier d'un ton bienveillant. C'est une boÓte de mon invention, dans laquelle je mets des vÍtements et des sandwichs. Vois-tu, je la porte sens dessus dessous pour que la pluie ne puisse pas y entrer.
- Oui, mais les choses qu'elle contient peuvent en sortir, fit observer Alice d'une voix douce. Savez-vous que le couvercle est ouvert ?
- Non, je ne le savais pas, rÈpondit le Cavalier en prenant un air contrariÈ. En ce cas tout ce qui Ètait dedans a dš tomber ! La boÓte ne me sert plus ý rien si elle est vide.
Il la dÈtacha tout en parlant, et il s'apprÍtait ý la jeter dans les buissons lorsqu'une idÈe sembla lui venir brusquement ý l'esprit, car il suspendit soigneusement la boÓte ý un arbre.
- Devines-tu pourquoi je fais cela ? demanda-t-il ý Alice.
Elle fit ´ non ª de la tÍte.
- Dans l'espoir que les abeilles viendront y nicher... Comme Áa j'aurais du miel.
- Mais vous avez une ruche - ou quelque chose qui ressemble ý une ruche - attachÈe ý votre selle, fit observer Alice.
- Oui, et c'est mÍme une trËs bonne ruche, dit le Cavalier d'un ton mÈcontent. Mais aucune abeille ne s'en est approchÈe jusqu'ý prÈsent. A cÙtÈ il y a une souriciËre. Je suppose que les souris empÍchent les abeilles de venir... ou bien ce sont les abeilles qui empÍchent les souris de venir ... je ne sais pas au juste.
- Je me demandais ý quoi la souriciËre pouvait bien servir. Il n'est guËre probable qu'il y ait des souris sur le dos du cheval.
- Peut-Ítre n'est-ce guËre probable ; mais si, par hasard, il en venait, je ne veux pas qu'elles se mettent ý courir partout... Vois-tu, continua-t-il, aprËs un moment de silence, il vaut mieux tout prÈvoir. C'est pour Áa que mon cheval porte des anneaux de fer aux chevilles.
- Et ý quoi servent ces anneaux ? demanda Alice avec beaucoup de curiositÈ.
- C'est pour le protÈger des morsures de requins. «a aussi, c'est de mon invention... Et maintenant, aide-moi ý me remettre en selle. Je vais t'accompagner jusqu'ý la lisiËre du bois... A quoi donc sert ce plat ?

- Il est fait pour contenir un g’teau.
- Nous ferons bien de l'emmener avec nous. Il sera bien commode si nous trouvons un g’teau. Aide-moi ý le fourrer dans ce sac.
L'opÈration dura trËs longtemps. Alice avait beau tenir le sac trËs soigneusement ouvert, le Cavalier s'y prenait avec beaucoup de maladresse : les deux ou trois premiËres fois qu'il essaya de faire entrer le plat, il tomba lui-mÍme la tÍte dans le sac.
- Vois-tu, c'est terriblement serrÈ, dit-il lorsqu'ils eurent enfin rÈussi ý caser le plat, parce qu'il y a beaucoup de chandeliers dans le sac.
Et il l'accrocha ý sa selle dÈjý chargÈe de bottes de carottes, de pelles, de pincettes, de tisonniers, et d'un tas d'autres objets.
- J'espËre que tes cheveux tiennent bien ? continua-t-il, tandis qu'ils se mettaient en route.
- Ils tiennent comme d'habitude, rÈpondit Alice en souriant.
- «a n'est guËre suffisant, dit-il d'une voix anxieuse. Vois-tu, le vent est terriblement fort ici. Il est aussi fort que du cafÈ.
- Avez-vous inventÈ un systËme pour empÍcher les cheveux d'Ítre emportÈs par le vent ?
- Pas encore ; mais j'ai un systËme pour les empÍcher de tomber.
- Je voudrais bien le connaÓtre.
- D'abord tu prends un b’ton bien droit. Ensuite tu y fais grimper tes cheveux, comme un arbre fruitier. La raison qui fait que les cheveux tombent, c'est qu'ils pendent par en bas... Les cheveux ne tombent jamais par en haut, vois-tu. C'est de mon invention. Tu peux essayer si tu veux.

Mais Alice trouva que ce systËme n'avait pas l'air trËs agrÈable. Pendant quelques minutes, elle continua ý marcher en silence, rÈflÈchissant ý cette idÈe et s'arrÍtant de temps ý autre pour aider le pauvre Cavalier ý remonter sur son cheval.
En vÈritÈ, c'Ètait un bien piËtre cavalier. Toutes les fois que le cheval s'arrÍtait (ce qui arrivait trËs frÈquemment), le Cavalier tombait en avant ; et toutes les fois que le cheval se remettait en marche (ce qu'il faisait avec beaucoup de brusquerie), le Cavalier tombait en arriËre. Ceci mis ý part, il faisait route sans trop de mal, sauf que, de temps en temps, il tombait de cÙtÈ ; et comme il tombait presque toujours du cÙtÈ o˜ se trouvait Alice, celle-ci comprit trËs vite qu'il valait mieux ne pas marcher trop prËs du cheval.
- Je crains que vous ne vous soyez pas beaucoup exercÈ ý monter ý cheval, se risqua-t-elle ý dire, tout en le relevant aprËs sa cinquiËme chute.
A ces mots, le Cavalier prit un air trËs surpris et un peu blessÈ.
- Qu'est-ce qui te fait croire cela ? demanda-t-il, tandis qu'il regrimpait en selle en s'agrippant d'une main aux cheveux d'Alice pour s'empÍcher de tomber de l'autre cÙtÈ.
- C'est que les gens tombent un peu moins souvent que vous quand ils se sont exercÈs pendant longtemps.
- Je me suis exercÈ trËs longtemps, affirma le Cavalier d'un ton extrÍmement sÈrieux, oui, trËs longtemps !

Alice ne trouva rien de mieux ý rÈpondre que : ´ Vraiment ? ª mais elle le dit aussi sincËrement qu'elle le put. Sur ce, ils continuËrent ý marcher en silence : le Cavalier, les yeux fermÈs, marmottait quelque chose entre ses dents, et Alice attendait anxieusement la prochaine chute.
- Le grand art en matiËre d'Èquitation, commenÁa brusquement le Cavalier d'une voix forte, en faisant de grands gestes avec son bras droit, c'est de garder...

La phrase s'arrÍta lý aussi brusquement qu'elle avait commencÈ, et le Cavalier tomba lourdement la tÍte la premiËre sur le sentier qu'Alice Ètait en train de suivre.
Cette fois, elle eut trËs peur, et demanda d'une voix anxieuse, tout en l'aidant ý se relever :
- J'espËre que vous ne vous Ítes pas cassÈ quelque chose ?
- Rien qui vaille la peine d'en parler, rÈpondit le Cavalier, comme s'il lui Ètait tout ý fait indiffÈrent de se casser deux ou trois os. Comme je le disais, le grand art en matiËre d'Èquitation, c'est de... garder son Èquilibre. Comme ceci, vois-tu...
Il l’cha la bride, Ètendit les deux bras pour montrer ý Alice ce qu'il voulait dire, et, cette fois, s'aplatit sur le dos juste sous les sabots du cheval.
- Je me suis exercÈ trËs longtemps ! rÈpÈta-t-il sans arrÍt, pendant qu'Alice le remettait sur pied. TrËs, trËs longtemps !
- C'est vraiment trop ridicule ! s'Ècria la fillette perdant patience. Vous devriez avoir un cheval de bois montÈ sur roues !
- Est-ce que cette espËce de cheval marche sans secousses ? demanda le Cavalier d'un air trËs intÈressÈ, tout en serrant ý pleins bras le cou de sa monture, juste ý temps pour s'empÍcher de dÈgringoler une fois de plus.
- Ces chevaux-lý marchent avec beaucoup moins de secousses qu'un cheval vivant, dit Alice, en laissant fuser un petit Èclat de rire, malgrÈ tout ce qu'elle put faire pour se retenir.
- Je m'en procurerai un, murmura le Cavalier d'un ton pensif. Un ou deux... et mÍme plusieurs.

Il y eut un court silence ; aprËs quoi, il poursuivit :
- Je suis trËs fort pour inventer des choses. Par exemple, je suis sšr que, la derniËre fois o˜ tu m'as aidÈ ý me relever, tu as remarquÈ que j'avais l'air prÈoccupÈ.
- Vous aviez l'air trËs sÈrieux.
- Eh bien, juste ý ce moment-lý, j'Ètais en train d'inventer un nouveau moyen de franchir une barriËre... Veux-tu que je te l'enseigne ?
- J'en serai trËs heureuse, rÈpondit Alice poliment.
- Je vais t'expliquer comment Áa m'est venu. Vois-tu, je me suis dit ceci : ´ La seule difficultÈ consiste ý faire passer les pieds, car, pour ce qui est de la tÍte, elle est dÈjý assez haute. ª Donc, je commence par mettre la tÍte sur le haut de la barriËre... ý ce moment-lý, ma tÍte est assez haute... Ensuite je me mets debout sur la tÍte... ý ce moment-lý, vois-tu, mes pieds sont assez hauts... Et ensuite, vois-tu, je me trouve de l'autre cÙtÈ.
- En effet, je suppose que vous vous trouveriez de l'autre cÙtÈ aprËs avoir fait cela, dit Alice d'un ton pensif; mais ne croyez-vous pas que ce serait assez difficile ?
- Je n'ai pas encore essayÈ, rÈpondit-il trËs gravement ; c'est pourquoi je n'en suis pas sšr... Mais je crains, en effet, que ce ne soit assez difficile.
Il avait l'air si contrariÈ qu'Alice se h’ta de changer de sujet de conversation.
- Quel curieux casque vous avez ! s'exclama-t-elle d'une voix gaie. Est-ce qu'il est de votre invention, lui aussi ?

Le Cavalier regarda d'un air fier le casque qui pendait ý sa selle.
- Oui, dit-il ; mais j'en ai inventÈ un autre qui Ètait bien mieux que celui-ci : en forme de pain de sucre. Quand je le portais, si, par hasard, je tombais de mon cheval, il touchait le sol presqu'immÈdiatement; ce qui fait que je ne tombais pas de trËs haut, vois-tu... Seulement, bien sšr, il y avait un danger : c'Ètait de tomber dedans. «a m'est arrivÈ une fois... ; et, le pire, c'est que, avant que j'ai pu en sortir, l'autre Cavalier Blanc est arrivÈ et se l'est mis sur la tÍte, croyant que c'Ètait son casque ý lui.
Il racontait cela d'un ton si solennel qu'Alice n'osa pas rire.
- Vous avez dš lui faire du mal, j'en ai bien peur, fit-elle observer d'une voix tremblotante, puisque vous Ètiez sur sa tÍte.
- Naturellement, j'ai ÈtÈ obligÈ de lui donner des coups de pieds, rÈpliqua le Cavalier le plus sÈrieusement du monde. Alors, il a enlevÈ le casque... mais il a fallu des heures et des heures pour m'en faire sortir... J'Ètais tout ÈcorchÈ ; j'avais le visage ý vif.. comme l'Èclair.
- On dit : ´ vif comme l'Èclair ª et non pas ´ ý vif ª, objecta Alice, ce n'est pas la mÍme chose.
Le Cavalier hocha la tÍte.
- Pour moi, je t'assure que c'Ètait tout pareil ! rÈpondit-il.
Lý-dessus, il leva les mains d'un air agitÈ, et, immÈdiatement, il dÈgringola de sa selle pour tomber la tÍte la premiËre dans un fossÈ profond.
Alice courut au bord du fossÈ pour voir ce qu'il Ètait devenu. Cette derniËre chute lui avait causÈ une brusque frayeur : Ètant donnÈ que le Cavalier Ètait restÈ ferme en selle pendant un bon bout de temps, elle craignait qu'il ne se fšt vraiment fait mal. Mais, quoiqu'elle ne pšt voir que la plante de ses pieds, elle fut trËs soulagÈe de l'entendre continuer ý parler de son ton de voix habituel.
- Pour moi, c'Ètait tout pareil, rÈpÈta-t-il ; mais, lui, il a fait preuve d'une grande nÈgligence en mettant le casque d'un autre homme... surtout alors que cet homme Ètait dedans !
- Comment pouvez-vous faire pour parler tranquillement, la tÍte en bas ? demanda Alice, qui le tira par les pieds et le dÈposa en un tas informe au bord du fossÈ.

Le Cavalier eut l'air surpris de sa question.
- La position dans laquelle se trouve mon corps n'a aucune espËce d'importance, rÈpondit-il. Mon esprit fonctionne tout aussi bien. En fait, plus j'ai la tÍte en bas, plus j'invente de choses nouvelles... Ce que j'ai fait de plus habile, continua-t-il aprËs un moment de silence, Á'a ÈtÈ d'inventer un nouveau pudding, pendant qu'on en Ètait au plat de viande.
- A temps pour qu'on puisse le faire cuire pour le service suivant ? Ma foi, Á'a ÈtÈ du travail vite fait.
- Eh bien, non, pas pour le service suivant, dÈclara le Cavalier d'une voix lente et pensive non, certainement pas pour le service suivant.
- Alors ce devait Ítre pour le jour suivant ; car je suppose que vous n'auriez pas voulu deux puddings dans un mÍme repas ?
- Eh bien, non, pas pour le jour suivant ; non, certainement pas pour le jour suivant... En fait, continua-t-il en baissant la tÍte, tandis que sa voix devenait de plus en plus faible, je crois que ce pudding n'a jamais ÈtÈ prÈparÈ. Et pourtant j'avais montrÈ une grande habiletÈ en inventant ce pudding.
- Avec quoi aviez-vous l'intention de le faire ? demanda Alice, dans l'espoir de lui remonter le moral, car il avait l'air trËs abattu.
- «a commenÁait par du papier buvard, rÈpondit le Cavalier en poussant un gÈmissement.
- «a ne serait pas trËs bon ý manger ; je crains que...
- «a ne serait pas trËs bon, tout seul, dÈclara-t-il vivement. Mais tu n'imagines pas quelle diffÈrence Áa ferait si on le mÈlangeait avec d'autres choses... par exemple, de la poudre de chasse et de la cire ý cacheter... Ici, il faut que je te quitte.
Alice ne souffla mot ; elle avait l'air tout dÈconcertÈe, car elle pensait un pudding.
- Tu es bien triste, dit le Cavalier d'une voix anxieuse ; laisse-moi te chanter une chanson pour te rÈconforter.
- Est-elle trËs longue ? demanda Alice, car elle avait entendu pas mal de poÈsies ce jour-lý.
- Elle est longue, dit le Cavalier, mais elle est trËs, trËs belle. Tous ceux qui me l'entendent chanter.... ou bien les larmes leur montent aux yeux, ou bien...
- Ou bien quoi ? dit Alice, car le Cavalier s'Ètait interrompu brusquement.
- Ou bien elles ne leur montent pas aux yeux... Le nom de la chanson s'appelle : ´Yeux de Brochetª.
- Ah, vraiment, c'est le nom de la chanson ? dit Alice en essayant de prendre un air intÈressÈ.
- Pas du tout, tu ne comprends pas, rÈpliqua le Cavalier, un peu vexÈ. C'est ainsi qu'on appelle le nom. Le nom, c'est: ´ Le Vieillard chargÈ d'Ans. ª
-
En ce cas j'aurais dš dire : ´ C'est ainsi que s'appelle la chanson ? ª demanda Alice pour se corriger.
- Pas du tout, c'est encore autre chose. La chanson s'appelle : ´ Comment s’y prendre ª. C'est ainsi qu'on appelle la chanson ; mais, vois-tu, ce n'est pas la chanson elle-mÍme.
- Mais qu'est-ce donc que la chanson elle-mÍme ? demanda Alice, complËtement ÈberluÈe.
- J'y arrivais, dit le Cavalier. La chanson elle-mÍme, c'est : ´Assis sur la BarriËre ª ; et l'air est de mon invention.
Sur ces mots, il arrÍta son cheval et laissa retomber la bride sur son cou ; puis, battant lentement la mesure d'une main, son visage doux et stupide ÈclairÈ par un lÈger sourire, il commenÁa.
De tous les spectacles Ètranges qu'elle vit pendant son voyage ý travers le Pays du Miroir, ce fut celui-lý qu'Alice se rappela toujours le plus nettement. Plusieurs annÈes plus tard, elle pouvait Èvoquer toute la scËne comme si elle s'Ètait passÈe la veille : les doux yeux bleus et le bon sourire du Cavalier... le soleil couchant qui donnait sur ses cheveux et brillait sur son armure dans un flamboiement de lumiËre Èblouissante... le cheval qui avanÁait paisiblement, les rÍnes flottant sur son cou, en broutant l'herbe ý ses pieds... les ombres profondes de la forÍt ý l'arriËre-plan : tout cela se grava dans sa mÈmoire comme si c'ešt ÈtÈ un tableau, tandis que, une main en abat-jour au-dessus de ses yeux, appuyÈe contre un arbre, elle regardait l'Ètrange couple formÈ par l'homme et la bÍte, en Ècoutant, comme en rÍve, la musique mÈlancolique de la chanson.
´ Mais l'air n'est pas de son invention ª se dit-elle ; ´ c'est l'air de : ´ Je te donne tout, je ne puis faire plus ª.
(1)
Elle Ècouta trËs attentivement, mais les larmes ne lui montËrent pas aux yeux.

ASSIS SUR LA BARRIERE

Je vais te conter maintenant
L'histoire singuliËre
De ce bon vieillard chargÈ d'ans.
Assis sur la barriËre.
´ Qui es-tu ? Quel est ton gagne-pain ? ª
Dis-je ý cette relique.
Comme un tamis retient du vin,
Je retins sa rÈplique.

´ Je pourchasse les papillons
Qui volent dans les nues ;
J’en fais des p’tÈs de mouton,
Que je vends dans les rues.
Je les vends ý de fiers marins
Qui aux flots s'abandonnent ;
Et c'est lý mon seul gagne-pain...
Faites-moi donc l'aumÙne. ª

Mais, moi, qui concevais ce plan :
Teindre en vert mes moustaches
Et me servir d'un grand Ècran
Pour que nul ne le sache,
Je dis (n'ayant rien entendu),
A cette vieille bÍte :
´ Allons, voyons ! Comment vis-tu ? ª
Et lui cognai la tÍte.

Il me rÈpondit aussitÙt :
´ Je cours ý rendre l'’me,
Et lorsque je trouve un ruisseau
Vivement, je l'enflamme ;
On fait de l'huile pour cheveux
De cette eau souveraine ;
Moi, je reÁois un sou ou deux ;
C'est bien peu pour ma peine. ª

Mais je pensais ý un moyen
De me nourrir de beurre,
Et ne manger rien d'autre, afin
D'engraisser d'heure en heure.
Je le secouai sans faÁon,
Et dis, plein d'impatience :
´ Allons, comment vis-tu ? quels sont
Tes moyens d'existence ? ª
´ Je cherche des yeux de brochets
Sur l'herbe radieuse,
J’en fais des boutons de gilets
Dans la nuit silencieuse.
Je ne demande ni diamants
Ni une bourse pleine ;
Mais, pour un sou, ý tout venant,
J'en donne une douzaine.

Aux crabes, je tends des gluaux,
J’en fais un grand massacre ;
Ou je vais par monts et par vaux.
Chercher des roues de fiacre.
Voilý comment, en vÈritÈ,
J'amasse des richesses...
Je boirais bien ý la santÈ
De Votre Noble Altesse. ª

Je l'entendis, ayant trouvÈ
Un moyen trËs facile
D'empÍcher les ponts de rouiller
En les plongeant dans l'huile.
Je le fÈlicitai d'avoir
AmassÈ des richesses
Et, plus encore, de vouloir
Boire ý Ma Noble Altesse.

Et maintenant, lorsque, parfois,
Je dÈchire mes poches,
Ou quand j'insËre mon pied droit
Dans ma chaussure gauche,
Ou quand j'Ècrase un de mes doigts
Sous une lourde roche,

Je sanglote, en me rappelant
Ce vieillard au verbe si lent,
Aux cheveux si longs et si blancs,
Au visage sombre et troublant,
Aux yeux remplis d'un feu ardent,
Que dÈchiraient tant de tourments,
Qui se balanÁait doucement,
En marmottant et marmonnant
Comme s'il ešt m’chÈ des glands,
Et ren’clait comme un Èlan...
... Ce soir d'ÈtÈ, il y a longtemps,
Assis sur la barriËre

Tout en chantant les derniËres paroles de la ballade, le Cavalier reprit les rÍnes en main et tourna la tÍte de son cheval dans la direction d'o˜ ils Ètaient venus.
- Tu n'as que quelques mËtres ý faire, dit-il, pour descendre la colline et franchir ce petit ruisseau ; ensuite, tu seras Reine... Mais tout d'abord, tu vas assister ý mon dÈpart, n'est-ce pas ? ajouta-t-il, en voyant qu'Alice dÈtournait les yeux de lui d'un air impatient. J'aurai vite fait. Tu attendras jusqu'ý ce que je sois arrivÈ ý ce tournant de la route que tu vois lý-bas, et, ý ce moment-lý, tu agiteras ton mouchoir... veux-tu ? Je crois que Áa me donnera du courage.
- J'attendrai, bien sšr. Merci beaucoup de m'avoir accompagnÈe si loin... et merci Ègalement de la chanson... elle m'a beaucoup plu.
- Je l'espËre, dit le Cavalier d'un ton de doute mais tu n'as pas pleurÈ autant que je m'y attendais.
Lý-dessus, ils se serrËrent la main ; puis, le Cavalier s'enfonÁa lentement dans la forÍt.
´ Je suppose que je n'aurai pas longtemps ý attendre pour assister ý son dÈpart...de sur son cheval!ª pensa Alice, en le regardant s'Èloigner. ´ Lý, Áa y est ! En plein sur la tÍte, comme d’habitude ! MalgrÈ tout, il se remet en selle assez facilement... sans doute parce qu'il y a tant de choses accrochÈes autour du cheval... ª
Elle continua ý se parler de la sorte, tout en regardant le cheval avancer paisiblement sur la route, et le Cavalier dÈgringoler tantÙt d'un cÙtÈ, tantÙt de l'autre. AprËs la quatriËme ou la cinquiËme chute il arriva au tournant, et Alice agita son mouchoir vers lui, en attendant qu'il ešt disparu.
´ J'espËre que Áa lui aura donnÈ du courage ª, se dit-elle, en faisant demi-tour jusqu’au bas de la colline. ´ Maintenant, ý moi le dernier ruisseau et la couronne de Reine ! «a va Ítre magnifique ! ª
Quelques pas l'amenËrent au bord du ruisseau.
´ Enfin ! voici la HuitiËme Case ! ª s'Ècria-t-elle, en le franchissant d'un bond...
... et en se jetant, pour se reposer, sur une pelouse aussi moelleuse qu'un tapis de mousse, toute parsemÈe de petits parterres de fleurs.
´ Oh ! que je suis contente d'Ítre ici ! Mais, qu'est-ce que j'ai donc sur la tÍte ? ª s'exclama-t-elle d'une voix consternÈe, en portant la main ý un objet trËs lourd qui lui serrait le front.
´ Voyons, comment se fait-il que ce soit venu lý sans que je le sache ? ª se dit-elle en soulevant l'objet et en le posant sur ses genoux pour voir ce que cela pouvait bien Ítre.
C'Ètait une couronne d'or.

(1) Il s'agit d'un trËs long poËme de Thomas Moore, professeur de musique ý Oxford en 1848. Retour


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